Chère lectrice, cher lecteur,
J’ai rarement vu une décision en santé publique aussi idiote que celle-ci.
Il paraîtrait que les catastrophes politiques seraient plus dues à la bêtise qu’à la méchanceté. Je dois vous dire que jusqu’à maintenant, j’étais sceptique.
En effet, la méchanceté, c’est précisément la raison pour laquelle on élit des politiques. On les élit pour qu’ils défendent notre intérêt avec le plus d’opiniâtreté possible.
C’est quand ils commencent à s’entendre entre eux et que leur méchanceté se retourne contre nous que la mauvaise politique commence.
Aussi, j’avais du mal à croire que la bêtise joue tant que ça dans les affaires publiques – les politiciens intelligents, pensais-je, sont trop obnubilés par le mal qu’ils peuvent se faire les uns aux autres.
Mais il faut croire qu’en Europe, les politiques ont beaucoup perdu en intelligence… et les bons sentiments peuvent vraiment faire plus de mal que la corruption.
C’est ce qui est en train de se produire avec les déserts médicaux.
L’enfer est pavé de bonnes intentions, d’après l’adage : je ne trouve pas de meilleure illustration à l’absurdité qui est en train de se produire.
Tout le monde regarde, personne ne dit rien
Le mercredi 2 avril 2025, les députés français ont adopté « l’article phare d’une décision transpartisane, visant à réguler l’installation des médecins sur le territoire » (Figaro Économie du 3/4/25)1
En somme, il s’agira de contraindre les étudiants en médecine qui viennent d’avoir leur diplôme de s’installer là où il n’y a pas assez de médecins…
D’après le député en charge de la proposition de loi, Guillaume Garot, il s’agirait de remédier à une situation où « 6 millions de Français n’ont pas de médecin traitant, et 8 millions d’entre eux vivent dans un désert médical ».
Ont-ils déjà entendu l’expression : "On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre" ?
Cela leur serait bien utile, car visiblement, les députés français ont mentalement passé un cap. Ils se croient désormais à Cuba.
Sauf que la France, même si elle est le pays le plus taxé au monde, n’est pas une île et ce n’est pas encore une dictature.
Les médecins français pourront toujours faire carrière ailleurs dans les pays limitrophes et bien gagner leur vie.
Et puis, quoi de plus encourageant pour faire carrière que de savoir que vous allez être muté dans des campagnes désertes, en gagnant mal votre vie, et sans aucune chance ou presque de trouver l’âme sœur ?
Ça aurait pourtant été simple de revaloriser le métier de médecin de campagne en payant simplement le double de ce que gagne un médecin en ville, par exemple. Là on se bousculerait pour faire ce métier, et de loin.
Mais la campagne française, pensez-vous donc, ne vaut pas ce sacrifice de la part de l’État. Imaginez donc… ça ferait moins d’argent pour l’administration…
Et encore, les conséquences sont encore bien loin de se faire toutes sentir…
Réduire encore le nombre de médecins : en voilà une riche idée !
La plus grande bêtise qui avait été faite ces dernières années en termes de santé publique française, avait été l’abaissement du numérus clausus dans les facultés de médecine.
Ce chiffre limitait le nombre d’étudiants ayant le droit de suivre des études de médecine.
L’idée, absurde dans son principe, pouvait se justifier à toute petite dose dans la mesure où l’on souhaitait donner un enseignement d’élite aux médecins français, et qu’il s’agissait de se concentrer sur un nombre restreint d’étudiants.
C’est déjà très contestable. Une nation n’a rien à gagner à réduire le nombre de médecins qu’elle compte, quitte à ce qu’ils soient un tout petit peu moins compétents en moyenne.

Mais là n’était pas la question de l’abaissement du numérus clausus décidé sous le gouvernement Juppé en 1995 : il s’agissait de réduire le nombre de médecins pour réduire les excès de dépense de la sécurité sociale.
On n’a pas vu à quelle point ce prétexte était ridicule, jusqu’au moment où il est apparu que c’était un mensonge.
Il s’agissait seulement d’appliquer la politique de longue date de l’UE, qui milite depuis des décennies pour la privatisation du secteur de la santé, avec des conséquences catastrophiques à la clef, notamment durant la crise sanitaire2.
Car une santé publique défaillante laisse la place à la médecine privée. Et c’était précisément le but.
Ils s’engraissent sur votre dos
Mais pourquoi l’Union européenne cherche à tout prix à privatiser le secteur de la santé. Est-ce parce que la santé fonctionne mieux lorsqu’elle est soumise à la logique de marché dérégulé ?
Certainement pas, car la santé est un secteur très particulier.
D’un côté, il est nécessaire de rendre les professions médicales très attractives, de façon à capter des gens qui soient à la fois intelligents, sensibles, prêts à ne pas compter leurs heures et capables de recoudre une plaie sans tourner de l’œil…
De l’autre côté, comme les gens ont besoin absolument de soins, surtout avec l’allongement de l’espérance de vie, il ne faut pas déréguler le marché des soins, car sinon les acteurs du secteur s’arrangent pour faire monter absurdement les prix : ce qui se passe aux États-Unis.
Donc, il faut alimenter une puissante politique de l’offre, et la faire coller avec une forte demande, qui est celle de la sécurité sociale. Cela implique un interventionnisme intelligent, ce qui en fait un des secteurs les plus complexes économiquement parlant.
Mais cela ne plaît pas à Bruxelles qui ne croit que dans les sacrosaintes vertus du marché "libre et non faussé" (et qui roule surtout pour l’industrie pharmaceutique, laquelle est ravie d’avoir des médecins qui dépendent d’elle).
Faire des millions avec le malheur d’autrui
Derrière les exhortations de Bruxelles à privatiser la médecine, il y a donc un parti pris pour l’industrie pharmaceutique, mais aussi pour les autres acteurs privés de la santé.
Et derrière les acteurs, il y a des actionnaires, évidemment.
Les classes les plus aisées savent que les médecins travailleront en priorité pour elles. Mais si elles peuvent en plus faire de l’argent avec la médecine, elles ne comptent pas s’en priver.
Pour cela, il suffit de fatiguer le public en lui répétant sans arrêt qu’il n’y a pas d’argent pour l’hôpital ou les soins, de façon à ce qu’ils aillent d’eux-mêmes vers la médecine privée – du moins pour ceux qui en ont les moyens.
Sauf que l’iniquité de cette politique a fini par se voir avec la crise sanitaire, et bien des voix se sont élevées, surtout vu l’ampleur des déserts médicaux, pour que le numérus clausus soit relevé.
En un mot : nous avons besoin de milliers de médecins en plus !
Or cela va complètement à l’encontre des gains que s’attend à faire une médecine dérégulée et complètement industrialisée. C’est là qu’interviennent les députés bêtes à manger du foin.
En obligeant une partie des étudiants à aller travailler dans des lieux peu attractifs et à gagner moins qu’un vendeur de téléphonie mobile, on peut dissuader des classes d’âge entières de faire médecine !
L’industrie et les médecins non-conventionnés se frottent les mains… Moins de médecins, c’est plus de profit.
À quand une politique de l’offre ?
Contraindre le citoyen, telle est la passion du parlementaire français. Jamais une politique ambitieuse ou même raisonnable…
Ce qu’il faut à la France, c’est beaucoup de médecins, énormément de médecins, et bien formés. Mais pour cela, il faut tout reprendre à la base, et surtout, donner le goût des vocations.
Faire médecine, cela représente beaucoup d’années d’étude et un métier souvent difficile – la responsabilité est importante, et la fréquentation de la maladie et de la mort n’est pas sympathique.
Il est donc important que les médecins soient bien rémunérés – surtout, qu’ils aient envie de faire ce métier, et qu’ils développent la curiosité d’interroger les institutions, et non pas de se laisser mener par elles.
Or l’indépendance d’esprit comme la motivation, ça se paie aussi avec des salaires qui vont avec. Ce n’est pas en imposant des mesures contraignantes que l’on laisse fleurir des esprits éveillés.
Cette abnégation de principe que l’on exige des jeunes médecins ressemble à celle qu’exigeaient les régimes communistes de leurs travailleurs.
Au commencement, ils étaient convaincus ; ensuite, ils se débinaient. Et les générations suivantes renonçaient.
Prétendre avoir le cœur sur la main pour imposer des politiques toujours plus dures pour le petit peuple : telle est la grande hypocrisie de notre temps.
Si nous voulons sortir de la situation où nous sommes tombés, non seulement en France, mais désormais partout en Europe, il va nous falloir un tout petit peu plus de clairvoyance.
Qui vivra verra… sauf dans les déserts médicaux, bien sûr, qui sont loin d’être un problème résolu.
1 https://www.lefigaro.fr/conjoncture/deserts-medicaux-l-assemblee-nationale-adopte-une-regulation-de-l-installation-des-medecins-20250403
2 https://www.euractiv.fr/section/sante/news/en-europe-la-privatisation-des-soins-de-sante-a-entraine-une-hausse-des-deces-dus-au-covid-19/
Déserts médicaux : des députés en roue libre